top of page

Multilinguisme dans la littérature écossaise : « le Vernacular Revival » et la « Scottish Renaissance »

     L’histoire de l’Ecosse est marquée par le plurilinguisme. Les différentes occupations étrangères au cours des siècles ont laissé des traces et ont profondément marqué le pays tant au niveau de la culture que de la langue. La langue la plus ancienne du pays est le gaélique. La langue nationale est officiellement depuis le 18ème siècle l’anglais. Il y a ensuite le cas du scots, considéré parfois comme une langue à part entière, parfois comme un dialecte, ou encore parfois comme un groupe de différents dialectes très similaires[1]. Il y a également les dialectes régionaux disparus qui marquent aujourd’hui encore la langue parlée, comme le norse, sur les îles Orkneys et Shetland, originaire de Scandinavie qui ne disparut qu’au 19ème siècle[2], et ceux qui persistent, comme le doric dans la région d’Aberdeen[3]. La situation linguistique de l’Ecosse est donc très complexe, et cela a naturellement marqué l’histoire de la littérature du pays. Cette étude se limitera cependant à la relation de l’anglais et du scots.

     

     La littérature du moyen-âge avant l’union de 1707 avec l’Angleterre est écrite en scots alors que le terme définit à l’époque une unité linguistique considérée comme la langue nationale. Il y avait naturellement une littérature gaélique en parallèle, mais la langue de la cour et du roi était le scots. C’est la langue des « makars », nom alors attribué aux poètes du royaume, comme Dunbar ou Henryson qui écrivit The Morall Fabillis of Esope the Phrygian, une adaptation des fables d’Esope à l’Ecosse et à son langage. A la même époque, de l’autre côté de la frontière au sud, Chaucer définissait ce qui deviendra l’anglais moderne. L’union de 1707 entre l’Ecosse et l’Angleterre va profondément marquer l’histoire linguistique de l’Ecosse, puisque suite à celle-ci, l’anglais deviendra soudainement la langue nationale[4]. Un extrait du roman Docherty (1975) de William McIlvanney résume bien la difficile histoire des deux langues :

‘Ah fell an’ bumped ma heid in the sheuch, sur.’

‘I beg your pardon ? ‘

[…]

‘Ah fell an’ bumped ma heid in the sheuch, sur.’

The blow is instant …

‘That, Docherty, is impertinence. You will translate, please, into the mother-tongue.’[5]

     L’union de 1707 et l’arrivée d’une nouvelle langue nationale a entraîné une réaction des auteurs écossais de l’époque, divisant la littérature écossaise en deux camps distincts : 

 

     « Yet while popular national feeling supported Jacobitism and the integrity of Scottish identity, the work of the Scottish literati, the educated upper and middle classes of Scotland, tended in the opposite direction ; towards ‘self improvement’ in anglicized language and literature. […] These fundamental divisions were to manifest themselves in eighteenth-century Scottish literature. Traditionnally the period has been seen as one divided between the vernacular poets and the anglicized literati.»[6]

     C’est dans ce contexte linguistique incertain que James Beattie publia Scotticisms, Arranged in Alphabetical Order, Designed to Correct Improprieties of Speech and Writing en 1779. Cela illustre la tendance à vouloir se débarrasser de toute trace de scots dans la langue écrite de certains, mais d’autres auteurs refusèrent d’abandonner leur langue natale ce qui mena à une « crise d’identité » :

     « ‘Crisis of identity’, a term coined by David Daiches to express the post-Union dilemma, refers to the conflict encountered by the dialec-speaking Scottish writer whose literary loyalties were torn between native Scottish expression or the emulation of polite English models which were thought to possess greater status and authority. »[7]

Carte_linguistique_écosse.jpg

Carte des locuteurs gaéliques et scots produites par Marco Cobra Cafolla basée sur le recensement de 2011.

Le « Vernacular Revival » : Allan Ramsay

 

     Parmi les auteurs qui refusèrent d’abandonner leur langue historique, l’on retrouve les poètes Allan Ramsay et Robert Fergusson, considérés comme les deux principaux poètes du « Vernacular Revival ». Tandis que le groupe des literati cherchait à éradiquer tout multilinguisme dans la littérature, les poètes du « Vernacular Revival » cultivèrent ce multilinguisme dans leurs œuvres. Le poème « Lucky Spence's Last Advice »[8] de Ramsay est un bon exemple de cette cohabitation du scots et de l’anglais. La première qui frappe à la lecture de ce poème est, comme le souligne Michael Murphy :

     « While Ramsay uses Scots to give a Scottish colouring to his poetry and situates himself within a Scottish literary heritage through his use of particular verse forms, he intends to remain accessible to English readers as well as Scottish ones. Ramsay invented a poetic language composed of elements of both English and Scots »[9]

 

      La combinaison d’une syntaxe anglaise mélangée à des termes scots est par exemple visible dans un vers comme « My loving lasses, I maun leave ye, » (l.7). « My loving » et « leave » sont anglais, « lasses »  (cela peut se traduire par « girls »), et « maun » (« must » d’origine norse) appartiennent au registre du scots, tandis que « ye » est simplement le « you » anglais tel que prononcé avec un « accent écossais » à l’oral. Ce constant mélange tout du long du poème permet de donner une touche écossaise à un poème compréhensible pour les anglophones.

      Concernant la forme du poème, celui-ci appartient au genre du testament ou des « derniers mots sur le lit de mort » humoristiques, typique de la littérature écossaise du moyen-âge qui fût déjà repris par William Hamilton of Gilbertfield avec « The Last Dying Words of Bonny Heck » en 1706. Le poème se base donc sur une tradition poétique écossaise, bien que celui-ci soit fortement teinté de syntaxe anglaise.

     Comme Douglas Gifford le fait remarquer, « The most explicit expression in the eighteenth century of cultural nationalism is to be found in the revival of Scots-language poetry. »[10]. Dans le cas de « Lucky Spence’s Last Advice », la dimension nationaliste du langage se trouve dans le rapport entre contenu, forme et syntaxe du poème. Si Ramsay avait choisi d’écrire son poème entièrement en scots, la portée de celui-ci n’aurait pas été la même, et la critique de l’anglicisation de la littérature écossaise de l’époque n’aurait pas été aussi effective. En effet, comme Marshall Walker le souligne, « Scottish writers who wished their work to sell in England realized that a a linguistic accomodation must be found »[11]. C’est exactement le principe que Ramsay décida de suivre, afin de s’adresser également au public écossais qui se revendiquait anglophone.

     

Allan-Ramsay.jpg

Portrait d'Allan Ramsay peint en 1722 par William Aikman (1682–1731)

    Au 18ème siècle, le scots est vu comme une langue populaire issue des langues barbares, tandis que l’anglais est la langue universelle utilisée pour la philosophie, et est donc perçue comme supérieure, comme érudite. En unifiant les deux langues dans un scots « anglicisé », ou un anglais « écossisé », selon les points de vue, Ramsay remet en cause le statut du scots jugé comme inférieur à l’anglais dans la littérature. Le scots natal populaire s’unit à la nouvelle langue littéraire noble, l’anglais, pour former une nouvelle langue littéraire écossaise où les deux langues sont mises au même niveau.

    Le contenu joue également un rôle important dans la critique de la littérature de langue anglaise qui sert de nouveau modèle à la littérature écossaise du 18ème siècle. En effet, les poèmes écrits en anglais des auteurs literati étaient souvent jugés prétentieux, loin des préoccupations réelles du « petit peuple »[12]. Ici, Lucky Spence est la gérante d’une maison de prostituées qui donne des conseils à ces « loving lasses » (l.7) avant de mourir. Le choix du persona du poème s’oppose donc au modèle poétique anglais, car il met en scène le vrai « peuple » des rues d’Edinburgh, et non les hautes classes nobles comme dans la poésie chez le voisin du sud. L’utilisation d’un langage vernaculaire à mi-chemin entre le scots des siècles précédents encore largement répandus dans les rues d’Edinburgh, de Glasgow ou d’Aberdeen teinté d’anglais prend alors tout son sens. Le langage du poème met en scène un pays déchiré culturellement et linguistique, qui peine à trouver un équilibre entre l’influence anglaise et son propre passé.

     Le niveau de langue du poème est également vernaculaire, direct, parfois même vulgaire : « They 'll rive ye'r brats, and kick your doup » (l.47). En ceci, le poème s’oppose à « l’Augustan literature » alors en vogue au même moment chez le voisin anglais, et qui tente de s’immiscer en Ecosse via les literati. La façon de s’exprimer de Lucky Spence est à l’opposé du langage parfois ampoulé des personae d’Alexander Pope. Le parallèle est très clair par exemple lignes 62-63 « Ye'r milk-white teeth, and cheeks like roses, / Whan jet-black hair and brigs of noses ». « White teeth », « cheeks like roses », « jet-black hair » serait parfaitement adapté à la description d’une héroïne de « l’Augustan literature », mais ici, il s’agit de prostituées, et la présence du scots vernaculaire avec « brigs » ajoute une touche nationaliste à l’effet subversif de tels vers. Non seulement les héroïnes de la noblesse anglaise deviennent des prostituées d’Edinburgh, mais en plus, la description de leur beauté est teintée de scots. L’anglais n’est ainsi pas la seule langue possible pour décrire la beauté dans un poème. Les prostituées qui travaillent pour Lucky Spence n’ont rien à envier aux belles héroïnes de la littérature anglaise, et le langage vernaculaire teinté de scots peut aussi bien retranscrire leur physique avantageux que ne le fait l’anglais.


     

 

ramsay 2.jpg

 Edition de 1788 de The gentle shepherd d'Allan Ramsay imprimée par A. Foulis for David Allan, John Murray, et Charles Elliot, acquisition de l'UChicago, Special Collections Research Center 

     Dans la préface de The Ever Green, being a collection of Scots poems, wrote by the ingenious before 1600 (1724), Ramsay écrit :

 

     « There is nothing can be heard more silly than one's expressing his ignorance of his native language […] But shew them the most elegant thoughts in a Scots dress they, as disdainfully as stupidly, condemn it as barbarous. »[13]

     L’intention poétique de Ramsay est donc claire : la langue maternelle de l’Ecosse, le scots, doit être préservé. Celle-ci est aussi adaptée que l’anglais à la poésie pour exprimer la beauté. A travers Lucky Spence, Ramsay lie également le scots vernaculaire à la « vraie » vie, celle des bordels et des prostituées, par opposition aux héroïnes irréelles de la poésie « Augustan » représentées par l’anglais littéraire ampoulé. Comme le souligne Marshall Walker : « He [Ramsay] put heart into the Scots language and makes a fresh, prophetic annunciation about a specifically Scottish relation of language to life »[14]. Cependant, contrairement à Ferguson qui est un peu plus radical dans sa vision nationaliste, Ramsay est prêt à un compromis qui se répercute dans sa création d’un langage poétique anglo-écossais pour ainsi réintroduire le scots vernaculaire dans la poésie et « combattre » l’influence de la poésie anglaise qui depuis l’union de 1707 cherche à imposer l’anglais comme la langue littéraire par essence.

 

Allan_Ramsay_as_depicted_on_the_Scott_Mo

Représentation de Ramsay sur le Scott Monument à Édimbourg

Le « Vernacular Revival » : Robert Fergusson

 

     Robert Fergusson, l’autre figure majeur du « Vernacular Revival », est né en 1750, soit presque un demi-siècle après l’Union de 1707. Par conséquent, comme James Robertson le souligne, « If the model of English poets like Shenstone, John Gay and Thomas Gray was availale to him, so was the example of Allan Ramsay »[15]. Fergusson d’une certaine manière, continua ce que Ramsay avait commencé : utiliser un mélange de scots et d’anglais dans sa poésie, pour promouvoir la culture vernaculaire de l’Ecosse ainsi que la langue parlée à travers l’Ecosse. Le poème « Auld Reikie »[16] se montre nationaliste déjà dès le titre. A l’époque où Fergusson écrivit ce poème, « The street names (with the obvious exception of St Andrew Square) were hardly Scottish, referring deferentially to the princes, queens and places of South Britain ».[17] « Reikie » est le nom donné par les habitants d’Édimbourg en scots à leur ville, et « Auld » qui veut dire « old » en scots renforce la nostalgie d’une culture et d’une langue appartenant au passé. « Auld Reikie » ressuscite d’entrée l’Edinburgh post-Union de 1707. Le langage utilisé dans la première strophe est en fait, comme Ramsay, un mélange d’anglais et de scots, ce qui donne l’impression d’une langue du passé qui peine à survivre, et fait écho à « Auld Reikie » (Zl. 1), où « flowers and gowans wont to glent » (l. 9), mais « now frae nouther bush nor briern/ The spreckl’d mavis greets your ear ; » (l.13-14).

     L’opposition entre l’anglais et le scots est particulièrement visible au début de la seconde strophe, « Then, Reikie, welcome ! » (l. 17). Reikie, salué et inséré entre deux mots anglais présente une ville prise en étau, sous la pression d’une langue anglaise de plus en plus pressante. La suite du vers, « Thou canst charm » est plutôt du registre d’un anglais « Augustan », continuant ainsi le mélange des langues et des genres anglais et écossais.

 

     Comme le fait remarquer Gifford, Fergusson était «  sceptical of snobbery and affectation, and raising the actual speech patterns, vocabulary and proverbs of ordinary Scots to the level of great poetry »[18]. Le mélange des langues reflète simplement une culture, une langue sous pression, mais le ton plutôt colloquial du poème se marrie parfaitement au sujet du poème : une célébration de la vie d’Edinburgh et de ses habitants, pas des nobles anglicisés, mais des « servant lasses » (l. 26), « scouling mistress » (l. 29), « the barefoot housemaids » (l. 35), « the trader » (l. 64), « thieves » (l. 77), ou les « whores and rogues » (l. 106). Le poème, abonde de noms de lieux, « Nore Loch Brig » (l. 39), « Luckenbooths » (l. 54), ou « Pandemonium » (l. 157), qui tous se réfèrent au Edinburgh des classes populaires, Nore Loch Brig étant un pont par-dessus les marécages autour de la ville, et les deux autres étant des noms de clubs.[19] Cela fournit le cadre parfait à un langage plutôt cru, populaire qui s’oppose au ton affecté de la poésie « Augustan », « it is a poetry which identifies itself with the vernacular tradition, opposed to affectation, anglicisation, and the power of the Establishment, it is a poetry that takes its vital energy from popular speech. »[20]. La conclusion de la scène de la messe du dimanche matin rejette clairement l’affectation, le sérieux de la religion, et célèbre un mode de vie simple et joyeux :

Why should religion makes us sad,
If good frae vitue’s to be had ?

Na, rather gleefu turn your face ;

Forsake hypocrisy, grimace ; (l. 161-164)

depositphotos_107240030-stock-photo-robe

Statue de Robert Fergusson à Édimbourg

     Le ton n’est jamais condescendant. Le langage est vernaculaire, énergique, renforcé par de nombreuses scènes joyeuses de beuveries, « Frae joyous tavern, reeling drunk » (l. 119), et même la saleté de la ville, « dirty gutters splash » (l. 130), « in pools or gutters aftimes sunk : » (l. 133), « Auld Reikie will at morning smell : » (l. 37) côtoie une grande joie de vivre, « Tho’ joy maist part Auld Reikie owns » (l. 179), « mirth » (l. 204), « blyth and free » (l. 228). On a une ville où il fait bon vivre malgré la rusticité, une ville sans affectation. Le langage vernaculaire vigoureux transmet cette joie de vivre, et célèbre une classe populaire dénigrée par la haute société. Le scots, lui aussi dénigré par une « haute » littérature de plus en plus anglicisé, est le véhicule parfait pour retranscrire les événements des personnes ordinaires des rues Édimbourg. Dans « Auld Reikie », même la vue sur Arthur’s Seat[21] est placée au même niveau que les muses de Shakespeare :

Let me to Arthur’s Seat pursue,
Whare bonny pastures meet the view,

And mony a wild-lorn scene accrues,

Beffiting Willie Shakespeare’s muse: (l.288-291)

 

Shakespeare lui-même est d’ailleurs intégré au rang du peuple d’Edinburgh et « écossisé » pour devenir « Willie ».

Cependant, les trois dernières strophes prennent un ton légèrement différent, et un langage beaucoup plus anglicisé. De « But provosts now that ne’er afford » (l. 354) à « Ten fathom i’ the auld kirk-yeard. » (l. 76), le scots se fait beaucoup plus rare, et l’anglais prend clairement le dessus. Cette strophe est en fait une attaque sur Drummond, responsable de la modernisation de la ville, et donc associé à cette nouvelle ère britannique qui s’empare de la ville :

That Drummond(s sacred hand has cull’d :

The spacious Brig neglected lies,

Tho’ plagued wi pamphlets, dunn’d wi cries ;

They heed not tho’ destruction come

To gulp us in her gaunting womb.(l. 356-360)

 

Plus loin, le persona met en garde contre la modernité qui s’installe, avec son hypocrisie et son intention de changer la culture et le mode de vie à l’écossaise :

O shame ! that safety canna claim

Protection from a provost’s name,

But hidden danger lies behind

To torture and to fleg the mind ;

[…]

For politics are a’ their mark,

Bribes latent, and corruption dark :(l. 362-371)

Robert_Burns'_epitaph_on_Robert_Fergusso

Pierre tombale de Robert Fergusson à Édimbourg

     Enfin, le poème retrouve un ton plus vernaculaire pour se conclure par un adieu à Edinburgh, « Reikie, fareweel ! » (l. 385) qui sonne comme un adieu au vieil Edinburgh et à sa vie rustre et gaie.

     Dans ce poème, Fergusson emploie donc un anglais mélangé à un scots vernaculaire vivant, parfois rustre, ludique, satyrique, qui s’oppose à l’anglais littéraire sérieux, grave, parfois pompeux et ampoulé, tel qu’il est utilisé par les literati à la même époque en Ecosse. A travers ce langage joyeux, le persona célèbre les habitants ordinaires d’Edinburgh, la culture populaire écossaise, qu’il oppose à la bienséance anglaise qu’il juge hypocrite et affecté. Le mélange de l’anglais et du scots vernaculaire lui permet de s’adresser à la fois aux natifs d’Ecosse non éduqués qui parlent le scots et aux hautes classes anglicisés, tout en reflétant une culture de plus en plus influencée par le voisin du sud. Un bon résumé du poème pourrait être ceci :

     « Here is a city set within a double frame of classical tradition and of native Scottish ; on one hand fending off ‘cauld Boreas blowing snell’, and on the other ‘noonday Phoebus with warmer ray’. The portrait of Edinburgh […] all rendered in a successful balance of Scots-English »[22].

MacDiarmid et la « Scottish Renaissance »

 

     La littérature écossaise de la fin du 18ème siècle est ensuite marquée par le romantisme, avec Robert Burns ou Walter Scott, puis par la littérature Victorienne du 19ème siècle, avec par exemple Margaret Olifant. Le scots est marginalisé et ne sert qu’à colorer le discours des personnages. Au 19ème siècle, la poésie en scots vernaculaire a largement disparu malgré les efforts des poètes du « Vernacular Revival » et les dernières traces de ce langage poétique ont disparu avec Burns ou Hogg, qui déjà utilisaient un scots teinté de romantisme. Le roman Waverley de Walter Scott est un bon exemple de la hiérarchie entre l’anglais, le scots ou même le gaélique dans cette période de transition qui précède la « Scottish Renaissance » : le scots et le gaélique sont romantiques et accompagnent le mythe du noble sauvage qui représentent les habitants des Highlands ou des Hébrides.

     Au début du 20ème siècle cependant, un nouveau vent de nationalisme souffle sur l’Ecosse. En littérature, son principal représentant est Hugh MacDiarmid, considéré comme la principale figure de la « Scottish Renaissance ». Alors qu’après l’émergence de l’Empire Britannique qui avait alors définitivement imposé l’anglais comme langue littéraire principale pour toute la Grande-Bretagne, la littérature écossaise va à nouveau connaître un regain d’intérêt pour ses auteurs médiévaux et avec eux le scots, c’est la période connue sous le nom de « Scottish Renaissance » :

« The ‘Scottish Renaissance’ is the name which has come to signify the interwar cultural revival in twentieth-century Scotland, a revival associated especially with literature and given impetus by the critical writings of C. M. Grieve and the Scots-language poetry of his alter ego Hugh MacDiarmid. »[24]

Henry_Raeburn_-_Portrait_of_Sir_Walter_S

Portrait de Sir Walter Scott

     Avant d’étudier plus en détails un exemple de poème de MacDiarmid, il est nécessaire de présenter le contexte linguistique de la « Scottish Renaissance ». Si le scots et ses quatre principales variantes étaient encore parlées par 70 % de la population écossaise en 1690, seul 30 % de la population le parlait encore en 2011[25]. Malgré le « Scots Revival » de Fergusson et Ramsay, l’anglais a fini par s’imposer en Ecosse au 19ème siècle, et si MacDiarmid a plutôt un discours nationaliste radical vis-à-vis du scots, il reconnaît malgré tout qu’il n’est plus possible de se passer de l’anglais :

     « Yet although he insisted that the Scots language could no longer offer the attributes necessary for a modern poetry and that the way forward would of necessity be through English, he emphasized that it would be an English language used in a very Scottish way. »[26]

 

     Comment cela se traduit-il concrètement dans sa poésie ? Le long poème « A Drunk Man Looks at the Thistle »[27] donne un bon aperçu du langage poétique de MacDiarmid. La structure du poème et son langage sont définitivement écossais, avec des strophes en abcb selon la tradition des anciennes ballades populaires écossaises et un mélange d’anglais et de scots où clairement le dernier prédomine. Cependant, le poème se divise en plusieurs « petits poèmes » ou sections, qui discutent de thèmes universels tels que la place de l’Ecosse dans le monde du début du 20ème siècle (lignes 1219-1230 ou 2482-2529), l’infini (lignes 477-512) ou encore Dostoïevski (lignes 2216-2235), en utilisant un langage poétique créé par MacDiarmid lui-même qui est fortement teinté de scots et plutôt rude et direct. Le persona du poème, comme me titre l’indique, est saoul, ce qui apporte une touche humoristique rappelant les Flyting[28] de la littérature écossaise du moyen-âge. Cependant, comme le fait remarquer Gifford :

     « The language he used for literary purposes was ‘synthetic’ Scots, or re-integrated Scots – that is, a synthesis of Scots vocabulary and expressions from different areas of the country including obsolete terms from Scots-language dictionaries. »[29]

Alexander-Sandy-Moffat-Poets-Pub-Norman-

Alexander (Sandy) Moffat, Poets' Pub (Norman MacCaig, Sorley MacLean, Hugh MacDiarmid (en pantalon bleu), Iain Crichton Smith, George Mackay Brown, Sidney Goodsir Smith, Edwin Morgan, Robert Garioch,), 1980, :tableau exposé à la Scottish National Portrait Gallery

     Comme Fergusson ou Ramsay avant lui, MacDiarmid tente de créer un Scot littéraire national qui prend sa source dans divers dialectes régionaux. Cependant, le scots étant moins répandu à son époque qu’à l’époque du « Scots Revival », et comme il souhaitait clairement faire un lien entre sa poésie et celle des Makars du 15ème et 16ème siècle, il utilise également en partie un vocabulaire obsolète. La dimension nationaliste du langage poétique de MacDiarmid est évidente, lorsque le persona utilise des mots de scots anciens dans une parodie de Flyting pour critiquer Burns , la figure romantique populaire de l’Ecosse qu’il rejette :

A greater Christ, a greater Burns, may come.

The maist they’ll dae is to gi’e bigger pegs

To folly and conceit to hank their rubbish on.
They’ll cheenge folk’s talk but no’ their natures, fegs ! (lignes 117-121)

     Burns est ici comparé à un messie qui pervertit la façon de parler des gens, mais ne peut changer leur nature. Le mot « fegs », issu d’un scots obsolète qui veut dire « truly » fait le lien entre la nature inchangée, ancienne, qui représente l’Ecosse des Makars et qui s’oppose à Burns et à son scots romantique de la fin du 18ème siècle. La structure de la strophe montre également la situation linguistique de l’Ecosse, avec le premier et le troisième vers en anglais, le second et le quatrième en scots. Le persona, un écossais qui a trop bu, passe d’une langue à l’autre, entre un langage anglais plus « poli » et un scots plus rude pour affirmer une « nature » qui ne peut pas être changée, même si le mode d’expression du pays n’est plus le même que par le passé.

 

     Dans la section « MAN AND THE INFINITE », le persona cette fois utilise le scots pour décrire la beauté du chardon, emblème de l’Ecosse, qui unit l’homme à l’infini :

 

Bluid [arrayed] as wi’ roses dight

Life’s toppin’ pinnacles [prominent] owre,

The Thistle yet’ll unite

Man and the Infinite !  (lignes 80-84)

     On peut ici encore remarquer la juxtaposition des deux premiers vers teintés de scots et des deux derniers en anglais. Le chardon est décrit en scots, qui représente la culture écossaise, puis le chardon unit l’homme et l’infini, en anglais. L’identité divisée de l’Ecosse est représentée via la division des vers en anglais et scots, et cette division caractérise le chardon, donc l’Ecosse, qui unit l’homme et l’infini, plaçant ainsi l’emblème de l’Ecosse comme quelque chose qui résiste à cette division linguistique, comme quelque chose d’immortel et d’indestructible.

p0279173.jpg

Photo de Christopher Murray Grieve, alias Hugh MacDiarmid

     De plus, à l’image de Ramsay ou Fergusson, MacDiarmid utilise le scots, une langue « barbare » de moins en moins parlée et toujours plus effacée face à un anglais de plus en plus prédominant considéré comme la langue de la science, de la philosophie, de l’histoire et bien sûr de la poésie. La différence ici avec le « Vernacular Revival », est que le langage de MacDiarmid opère sur un plan plus « élevé » et plus global que Ramsay ou Fergusson. Les deux derniers cités ont créé un langage poétique basé sur l’anglais et les différentes variantes de scots, qui étaient encore alors à l’époque la langue maternelle de nombreux écossais, pour protéger la culture / littérature écossaise de la soudaine intrusion de la langue anglaise suite à l’Union. Même si l’on peut voir des influences françaises ou italiennes lors du siècle du « Vernacular Revival » comme celles-ci sont mentionnées dans le poème de Fergusson « Elegy on the Death of Scots Music », cela restait avant tout une contestation de l’Union de 1707. MacDiarmid lui, écrit dans un contexte beaucoup plus global, après plus d’un siècle d’impérialisme et de colonialisme britannique. Il est donc logique que « A Drunk Man Looks at the Thistle » ait une portée plus internationale, plus vaste. Le langage poétique créé par MacDiarmid est une combinaison d’anglais, de scots de diverses régions, mais aussi de termes obsolètes directement pris dans le Dictionary of the Scots Language. La langue du « drunk man » de MacDiarmid est beaucoup plus érudite et dans une certaine mesure moins orale et spontanée que dans les poèmes de Fergusson et Ramsay. Elle vise à ressusciter une tradition littéraire vieille de plusieurs siècles, celle des Makars du moyen-âge :

           

A Scottish poet maun assume          

The burden o’ his people’s doom,

And dee to brak’ their livin’ tomb. (lignes 2637-2640)

     Quelques lignes au-dessus, l’on retrouve l’opposition anglais et scots :

There ha’e been Scots wha ha’e ha’en thochts.

They’re strewn though maist o’ the various lots

- Sic traitors are nae langer Scots !’

‘But in this huge ineducable

Heterogenous hotch and rabble,

Why am I condemned to squabble ?’ (lignes 2632-2638)

     Le scots nationaliste plutôt vindicatif laisse place à un anglais plus posé, plus fataliste et réfléchi. La strophe en scots exprime la rébellion, celle en anglais la résignation. On retrouve encore une fois l’ambivalence linguistique de la littérature écossaise, c’est-à-dire la fierté d’une tradition littéraire en scots perdue, et l’inévitable contrainte de l’anglais à laquelle les auteurs écossais ne peuvent plus échapper.

Conclusion

     Que conclure de la relation entre le scots et l’anglais dans la littérature écossaise ? L’Union de 1707 a complètement modifié la langue nationale de l’Ecosse. Si le scots était la langue de la cour du roi et de la poésie des Makars aux 15ème et 16ème siècles, ce n’est plus le cas ensuite. L’anglais devient la langue de l’érudit, des sciences, des literati, c’est la langue par lequel l’avenir de l’Ecosse passe. Le scots est relégué au rang de langue des « non-éduqués », des communautés rurales, des arriérés, c’est une langue barbare dont il faut se débarrasser. Le « Vernacular Revival » est une réaction contre cela. Ramsay et Fergusson ont réintroduit le scots dans la tradition poétique écossaise, en l’intégrant à l’anglais pour créer un langage poétique composite : un scots anglicisé. Le but était d’utiliser ce qui était encore la langue natale de beaucoup d’écossais pour rendre la poésie accessible aussi bien aux nouveaux érudits anglicisés qu’au « petit peuple », et ainsi célébrer et défendre la culture écossaise contre l’influence venue du sud de la frontière, avec sa poésie anglaise jugée affectée et pompeuse. Cependant, cela n’aboutira finalement qu’à un scots « romantique » et pittoresque avec Burns ou Walter Scott, et l’anglais assumera définitivement sa domination dans la littérature écossaise avec l’émergence de l’Empire Britannique et des colonies au 19ème siècle. Au début du siècle suivant, alors que la colonisation est remise en question, la place de l’Ecosse dans le Royaume-Uni est parallèlement remise en cause. C’est l’époque de la « Scottish Renaissance » et de Hugh MacDiarmid, qui veut que l’Ecosse renoue avec son passé, et que sa littérature retrouve sa tradition perdue, et plus important, sa langue spécifique, le scots. Le long poème de MacDiarmid, « A Drunk Man look at the Thistle » cherche à réintroduire le scots dans la poésie écossaise, à adapter la tradition des Makars de jadis au modernisme du 20ème siècle. Pour cela, MacDiarmid crée un nouveau langage poétique, mélange d’anglais, de différentes variantes de scots régionaux largement obsolètes. Cette fois-ci, et contrairement au « Vernacular Revival », la « Scottish Renaissance » est cantonnée au littéraire, et le langage utilisé par MacDiarmid ne se base pas sur celui parlé par la population en Ecosse, mais est un langage poétique unique, qui peut-être résume à lui-seul l’histoire linguistique et de la littérature écossaise.

 

 

Bibliographie

- Brown, Ian (ed.), & Riach, Alan (ed.), The Edinburgh Companion to Twentieth-Century Scottish Literature, Edinburgh University Press: Edinburgh, (2009)

- Dunningan, Sarah (ed.), Gifford, Douglas (ed.) and MacGillivray, Alan (ed.), Scottish Literature, Edinburgh University Press: Edinburgh (2002)

- Dunn, Douglas (ed.), Twentieth-Century Scottish Poetry, Faber & Faber : London (2006)

- Fergusson, Robert, Selected Poems, Poligon: Edinburgh (2007)

- Smith, Jeremy, Older Scots, A Linguistic Reader, The Scottish Text Society: Edinburgh (2012)

- Walker, Marshall, Scottish Literature Since 1707, Longman: London (1996)

 

Ressources en ligne

- https://www.scotland.org/about-scotland/culture/language

- https://www.poetrynook.com/poem/lucky-spences-last-advice

- https://journals.openedition.org/etudesecossaises/919

- https://www.scotslanguage.com/articles/node/id/117

- http://clydesburn.blogspot.com/2019/04/allan-ramsay-16841758-on-snobbery-and.html

 

 

Notes

 

[1] https://www.scotland.org/about-scotland/culture/language

[2] http://www.orkneyjar.com/orkney/norn.htm

[3] https://www.scotslanguage.com/The_Doric_uid72/A_Little_Doric_History

[4] « In 1707 the Act of Union installed English as the official language of Scotland, now part of the United Kingdom, and standard southern English soon became the laanguage written by Scots people who wished to appear cultivated even if they still spoke in their native Scots in informal situations. », dans Walker, Marshall, Scottish Literature Since 1707, Longman: London (1996), p. 76.

[5] McIlvanney, William, Docherty, (1975) Book 1, Chapter 15, dans Walker, Marshall, Scottish Literature Since 1707, Longman: London (1996), p. 80.

[6] Dunningan, Sarah (ed.), Gifford, Douglas (ed.) and MacGillivray, Alan (ed.), Scottish Literature, Edinburgh University Press: Edinburgh (2002), pp. 105-107

[7] Ibid., p. 126

[8] Lien vers le poème : https://www.poetrynook.com/poem/lucky-spences-last-advice

[9] Murphy, Michael, Allan Ramsay’s Poetic Language of Anglo-Scottish Rapprochement, lien vers le texte : https://journals.openedition.org/etudesecossaises/919

[10] Dunningan, Sarah (ed.), Gifford, Douglas (ed.) and MacGillivray, Alan (ed.), oS.cit., p. 109.

[11] Walker, Marshall, op.cit., p. 77.

[12] Dunningan, Sarah (ed.), Gifford, Douglas (ed.) and MacGillivray, Alan (ed.), oS.cit., p. 109.

[13] http://clydesburn.blogspot.com/2019/04/allan-ramsay-16841758-on-snobbery-and.html

[14] Walker, Marshall, op.cit., p. 68.

[15] Ferguson, Robert, Selected Poems, Poligon: Edinburgh (2007), Introduction p. 12.

[16] Ibid., pp. 102-115

[17] Dunningan, Sarah (ed.), Gifford, Douglas (ed.) and MacGillivray, Alan (ed.), op.cit., p. 106.

[18] Ibid., p. 134.

[19] Ferguson, Robert, op.cit., p. 107.

[20] Dunningan, Sarah (ed.), Gifford, Douglas (ed.) and MacGillivray, Alan (ed.), op.cit., p. 136.

[21] Une colline près d’Edinburgh

[22] Dunningan, Sarah (ed.), Gifford, Douglas (ed.) and MacGillivray, Alan (ed.), op.cit., p. 144.

[23] Ferguson, Robert, op.cit., p. 28.

[24] Dunningan, Sarah (ed.), Gifford, Douglas (ed.) and MacGillivray, Alan (ed.), op.cit., p. 505.

[25] https://www.scotslanguage.com/articles/node/id/117

[26] Dunningan, Sarah (ed.), Gifford, Douglas (ed.) and MacGillivray, Alan (ed.), op.cit., p. 509.

[27] Dunn, Douglas (ed.), Twentieth-Century Scottish Poetry, Faber & Faber : London (2006), pp. 37-49.

[28] Le terme « makars » (un mot écossais pour « poète ») engageaient des duels verbaux au cours desquels ils se lançaient des invectives extravagantes à leur adversaire à tour de rôle.

[29] Ibid.,p. 517.

l. : (+33) 06 81 81 28 85

E-mail : david.poingt@orange.com

Adresse : Eurolanguage David Poingt

              109 route de la Rive

              85550, La Barre-de-Monts

               France

bottom of page